Par Erica Lippert, Fondation Jean Jaurès | Ultra-luxe, écologie et esthétique : la communication ambivalente des hôtels haut de gamme
C'est une analyse remarquable que nous livre Erica Lippert, Membre de l'Observatoire Marques, imaginaires de consommation et politique pour le compte de la Fondation Jean Jaurès. Nous remercions pour l'occasion Madame Eugénie Arnaud pour son accord concernant la publication sur LTH dudit article, modèle d'analyse concernant l'industrie du luxe. Un article qui fait écho à un phénomène observé, ces derniers mois, au sein de grandes entreprises américaines : la réduction de l'investissement dans les projets RSE.
Par Erica Lippert | Alors que les ultra-riches sont critiqués pour leur empreinte carbone excessive, certaines marques de luxe intègrent de plus en plus des objectifs de durabilité. Comment construisent-elles un discours « écolo », et pour quels effets socio-politiques ? S’appuyant sur les exemples concrets de deux complexes hôteliers au Brésil et au Vietnam, Erica Lippert, chercheuse à l’Université libre de Bruxelles et membre de l’Observatoire Marques, imaginaires de consommation et politique de la Fondation Jean Jaurès, analyse la communication « écotouristique » visant des ultra-riches.
Reproduction de l’article rédigé par Erica Lippert, Fondation Jean Jaurès »
Si la sobriété est associée à la durabilité, l’abondance correspond initialement au luxe. Clients de cette industrie, les ultra-riches sont la cible de critiques quant à leur empreinte carbone excessive1. Pour répondre aux préoccupations environnementales et/ou aux critiques à l’égard des ultra-riches, les marques du luxe intègrent de plus en plus des objectifs de durabilité et de justice sociale en collaborant avec des ONG (par exemple Armani avec l’Unicef, Vuitton avec le Climate Project) ou en agissant au niveau de leur chaîne de production (Stella McCartney, Chopard et sa collection « Green Carpet »). Au-delà de ses seules activités textiles, comment le luxe construit-il son discours « écolo », et pour quels effets socio-politiques ? Cette note propose d’interroger comment fonctionne la communication touristique « green » ayant comme public-cible les (ultra-)riches.
Nous nous appuierons sur deux exemples concrets : le projet Cidade Matarazzo (CM) au Brésil et le complexe Six Senses Con Dao (SSCD) au Vietnam. Notre approche se veut à la fois critique et objective, bien que nous ne puissions affirmer que ces deux exemples représentent réellement l’ensemble de la communication « écotouristique » visant des ultra-riches. L’étude se base sur le site internet, le profil Instagram du complexe hôtelier et centre culturel Cidade Matarazzo à São Paulo au Brésil, ainsi que le numéro spécial du magazine L’Architecture aujourd’hui (AA) dédié au projet et publié en 2019, et du site internet de la station balnéaire Six Senses Con Dao au Vietnam, ainsi que son profil Instagram.
Image 1. Toit-terrasse de Cidade Matarazzo, photo du magazine AA, p. 44.
Privatisation du lieu et de l’expérience
Les lieux privés luxueux sous forme de « havres écologiques » se multiplient, comme on peut l’observer avec la création de bunkers ou d’espaces ultra-luxueux « survivalistes » ses vingt dernières années : pour ne citer qu’eux, le fondateur d’Amazon Jeff Bezos en possède un sur l’île d’Indian Creek, coûtant 90 millions de dollars2, et Mark Zuckerberg un autre à Hawaï3. Malgré tout, certains projets échouent, leur construction étant jugée délétère et impropre à l’harmonie régionale (en Corse pour Jacques Séguéla en 2013, en Nouvelle-Zélande pour le milliardaire Peter Thiel4).
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Les hôtels de luxe écologiques 5 et 6 étoiles suivent cette tendance à la privatisation de lieux fastueux et inaccessibles au grand public, alors qu’en même temps on intime la sobriété aux usagers des autres classements hôteliers. Installés dans des territoires menacés, fragiles ou très pollués (par exemple Capella Ubud à Bali, une île victime du tourisme de masse et de l’invasion des déchets9, ou Pikaia Lodge, aux Galapagos, un archipel fragilisé10), les hôtels haut de gamme vendus comme « écologiques » délivrent des services plus gourmands sur le plan énergétique car offrant des espaces plus importants, encourageant la consommation d’eau (baignoire ET douche obligatoires pour accéder à ce classement), l’emploi de climatiseurs, etc. Notons aussi que les hôtels 5 étoiles sont soumis aux mêmes critères que les autres gammes en ce qui concerne l’environnement et le développement durable11. Ces dernières considérations aboutissent à la conclusion que le choix de « verdir » ses services appartient à l’entreprise.
Observons nos cas de plus près. Cidade Matarazzo et Six Senses Con Dao se présentent comme l’apothéose de l’esthétisation12 « naturelle » d’un monde privatisé. Ce phénomène se retrouve dans le texte et les images :
- au niveau géographique : la fuite en avant de la crise écologique par la description d’un habitat vaste empiétant sur des zones naturelles ou surpeuplées (« un site de 5 hectares » ; « salons spacieux » ; « piscine privée et accès direct à la plage », etc.), l’apologie de la privacité (l’adjectif privé se trouve dans les mêmes énoncés que grand, meilleur, local, unique, beau, sain, durable, frais, etc.) et la cote du lieu (« une des meilleures destinations de villégiature par les @cntraveler Readers’ Choice Awards 2024 ») sont présentées comme des gages du luxe. Ces descriptions engendrent des effets de décontextualisation, de dépolitisation et de « désécologisation » des lieux. Nous retrouvons le principe de « luxe de séparation » évoqué par le philosophe Olivier Assouly13 qui montre que le luxe s’individualise pour mieux flatter les narcissismes, permettant ainsi une exonération du « sérieux et du tragique de la puissance dominatrice » ;
- au niveau événementiel et consommatoire. La communication souligne les privilèges dont seuls les usagers bénéficieront, principalement par des expériences de consommation (« un mégastore de mode avec plus de 70 marques exclusives au Brésil, 34 points de gastronomie » ; « 108 événements, dont des spectacles, des cocktails, des dîners, 74 défilés », « découvrez les meilleurs spots de plongée avec ou sans bouteilles du Vietnam », etc.) ;
- au niveau expérientiel. Selon Antony Khoi14, « Cidade Matarazzo n’est pas un centre commercial mais un espace de vie en cœur de ville où l’acte d’achat est accessoire à l’expérience vécue […] Le consommateur y sera tour à tour sujet et objet de l’acte d’achat. Il sera un ‘consomm-acteur’ en quête de sens ». On peut ici se demander de quel « sens » l’investisseur parle : s’agit-il d’une interface psycho-physiologique, en ce cas ces cinq sens seront comblés, ou alors s’agit-il d’un sens existentiel, cognitif, dans ce cas nous nous retrouvons face à la description d’un usager réduit à sa capacité consommatoire ? Dans le second cas, les expériences peuvent devenir dissonantes. Par exemple, Six Senses Con Dao vante « l’atmosphère d’un village de pêcheurs traditionnel »… Probablement sans les pêcheurs puisque on invite à « plonge[r] dans une intimité totale sur la plage de sable de 2 km de long du Six Senses Con Dao, où aucun bateau de pêche ne vient troubler [la] tranquillité » ;
- au niveau culturel et sensoriel. On retrouve la description d’activités de luxe et polluantes aux côtés d’activités « naturelles » ou culturelles. Ainsi Six Senses Con Dao propose autant d’observer la ponte des œufs de tortue que des balades en hors-bord à moteur, le « pèlerinage » au cimetière que des motos à disposition en continu. CM accueille des spectacles et des artistes brésiliens de musique traditionnelle, alors que les clients peuvent ensuite rentrer dans leur pénates au calme et loin du bruit de ces manifestations.
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Image 2. Station balnéaire de Six Senses Con Dao au Vietnam
Posons que ce qui est initialement considéré comme un vice (l’égoïsme de la propriété, l’apologie de l’entre-soi) est ici adjugé comme une vertu écologique et morale. Le philosophe Dany-Robert Dufour démontrait à quel point le système capitaliste se transforme, aboutissant à l’idée que « baiser son prochain18 » (et l’environnement) concourt désormais au bien. C’est en consommant de la nature ultra-esthétisée que les « pervers » aux commandes disent désormais faire ruisseler le capital. C’est ainsi que la conception esthétique et hygiéniste de la nature croise la fin inutile du luxe, ce dernier reprenant à son compte la puissance symbolique de lieux (et de personnes, nous y reviendrons) considérés non plus comme sophistiqués et uniques mais purs et intouchés.
Performances écologiques haut de gamme ?
La mise en avant d’équipements ou de performances (socio)écologiques sert un objectif de persuasion, de construction de la crédibilité de ces entreprises. Tout participe à vendre un rêve, à sacraliser la nature et à fabriquer l’illusion que le monde est parfait, à condition qu’il soit régi par les codes du luxe. Les aspects écologiques du produit deviennent un atout de développement économique plus qu’une remise en question d’un ordre social et économique. Les architectures et les designs d’intérieurs des lieux relèvent de choix réfléchis qui ne proposent en rien une vision de la société systémique, égalitaire et solidaire. De fait, la dimension « écologique » ressemble à n’importe quel autre argument commercial, la technologie est porteuse ici d’efficacité comme valeur, au service d’un petit nombre, déconnecté des autres.
Le rapport au monde qui est mis en scène montre un territoire (et ceux qui le fréquentent) principalement refermé sur lui-même. La nature est représentée comme un « capital naturel » au service du plaisir et de la qualité. De plus, si les valeurs comme la responsabilité et la protection envers la nature, ainsi que la lutte pour le climat, sont des arguments largement employés comme leviers de persuasion, elles côtoient d’autres arguments qui ne le sont pas. Il en découle une superposition ambivalente de toutes les tensions dialectiques du système de consommation (nature/culture, abondance/sobriété, etc.). L’exemple suivant le prouve (image 3), avec la liste d’équipements dépassant largement le seuil de la sobriété et s’inscrivant dans les services attendus d’un hôtel 5 étoiles.
Image 3. Six Senses Con Dao, « Ocean View Two-Bedrooms Pool Family Villa »
Commodités
- On-call Guest Experience Maker (GEM) service
- Unlimited WiFi
- LCD Television
- BOSE sound system
- IDD Telephone
- Tea- and coffee-making facilities including Espresso machine
- Minibar and wine cabinet
Points importants
- Panoramic ocean views from the upper-level bedroom
- One master bedroom and one junior bedroom with king size beds
- Large open plan bathroom with double vanities basins
- Ensuite toilet upstairs
- Outdoor shower
- Private infinity-edge pool
- Private terrace with sun loungers
- Located steps from the beach
Dans le détail, pour Cidade Matarazzo on parle d’une expérience esthétique « éco-futuriste ». Le bâtiment est présenté comme un havre « naturel » dans la ville (« prendre le contrepied du bétonnage urbain des trente dernières années ») où le béton utilisé imite les végétaux (« lianes de béton »). Les solutions que propose le luxe puisent ici dans l’imaginaire techno-solutionniste. Pourtant, ce qui est mis en avant sur les performances énergétiques et écologiques de CM reste succinct. L’utilisation de matériaux locaux et la mise en avant de savoirs locaux est mentionnée, bien qu’aucune précision sur leur provenance exacte ou leur quantité ne soit apportée. Deux posts Instagram du 6 février 2024 et du 15 février 2024 évoquent cependant l’obtention de la certification LEED19, une preuve irréfutable de la durabilité de l’architecture de CM. Le projet ambitionne de végétaliser la ville (« porter une démarche de responsabilité environnementale avec la création d’une forêt urbaine ») et d’utiliser des énergies renouvelables (« panneaux solaires »), mais seulement sur ce bout de territoire privatisé. De plus, rien n’est présenté quant aux performances écologiques des services hôteliers et de restauration, ni à une éventuelle compensation carbone. Il s’agit d’une écologie classiste, contingentée et décontextualisée. Le complexe hôtelier SSCD affirme par ailleurs participer à des actions de protection environnementale, comme dans ces deux exemples :
- « 6929 tortues de mer en voie de disparition éclos et relâchés avec succès dans la nature en 2022 » (l’énoncé n’explicite pas de quoi ces tortues étaient prisonnières) ;
- les bouteilles en plastique sont bannies du site, cela est un enjeu autant environnemental que sanitaire (éliminer les « effets délétères sur la santé ») et un projet sur le long terme selon l’entreprise. La communication de SSCD se confond avec celle d’une organisation écologiste. La publicité du luxe s’approprie les valeurs et les modalités discursives des ONG, ce qui peut déboucher sur une forme de déculpabilisation temporaire mais ne pousse pas forcément à une conversion de leur clientèle ultra-riche. Aucune mention des limites planétaires ni des enjeux socio-économiques d’une véritable démarche écologique. Cette communication « écolo » est conséquemment un vecteur conceptuel qui regroupe des modalités esthétiques et discursives du discours à visée écologique, mais occulte les réels impacts écologiques des pratiques en question : jusqu’à quel point se préoccuper du bilan carbone du lieu si les clients arrivent des quatre coins du monde par des transports souvent privés ? La « durabilité », bien qu’incluant une dimension pédagogique et sociale, ne concerne que de potentiels clients, et participe plus à la proposition d’immersion d’une expérience pittoresque qu’à un but écologiste. Et qui dit expérience, dit rapport au sensoriel et à la beauté.
Esthétisation et sauvetage des autochtones
L’écologie mise en scène sublime la beauté naturelle et pittoresque. Ces représentations s’appuient sur des stéréotypes des paysages et des habitants de façon à les sophistiquer tout en les faisant contribuer à l’expérience et en les muséifiant. Ce que la communication touristique du luxe promet, c’est de bénéficier des services (culturels, agroalimentaires) d’autochtones présentés comme beaux.
Les deux marques engagent la « brasilianité » et la « vietnamité », ces essences culturelles se dégageant non seulement des images et mais aussi des textes par l’usage du portugais et du vietnamien. Les locaux sont systématiquement habillés avec des vêtements paraissant traditionnels, ou archétypaux de leurs cultures, assortis et parfaitement coupés.
Image 4. Six Senses Con Dao, « Culture et découverte »
Les parures et les objets épousent ou rappellent les normes et les stéréotypes de l’exotisme (plumes, couleurs, fruits tropicaux, animaux emblématiques, etc.). À cette identité brésilienne ou vietnamienne se superpose une identité occidentale : d’abord parce que les poses des personnes épousent des codes venant du monde occidental (image 5), ensuite parce que les locaux mis en scène correspondent à l’image qu’on se fait d’eux (stéréotypisation, image 4). De fait, alors que les deux pays concernés hébergent des populations pauvres et donc abîmées physiquement, la communication ne présente que des personnes en bonne santé et resplendissantes, comme si elles avaient accès au luxe également.
Image 5. Publication Instagram du 27 février 2024
Les présentations combinent également les aspects exotiques archétypaux des objets et du mobilier (fruits, bois, tissus, végétation) à ceux du design européen du luxe (images 6, 7 et 8). Sur le plan de l’imaginaire, on constate donc un phénomène d’exotisation/naturalisation appliqué à du luxe. L’accès à un service écologique luxueux se dit authentiquement indigène, sans pour autant s’imposer aux usagers en dehors de l’expérience en question. Ici aussi un paradoxe s’installe, puisqu’on se sert de l’esthétique et des valeurs écologiques supposées indigènes tout en les tenant à distance ou en les sophistiquant pour les rendre acceptables. Dans cette optique, aucune initiative n’est mise en place pour réduire le racisme dans la société. Au contraire, cette communication délimite les individus « étrangers » locaux à des fonctions d’asservissement : amuser, nourrir, laver, cultiver, être des agents écologiques, etc.
Image 6. Cidade Matarazzo, page « Hospitalité » du site internet20
Image 7. Six Senses Con Dao, « Ocean View Two-Bedrooms Pool Family Villa »
Les hôtels deviennent l’allégorie, les ambassadeurs, les facilitateurs naturels, exotiques et artistiques des pays où ils se trouvent, tout en renforçant les clichés évitant aux potentiels clients de remettre en question le fonctionnement sociopolitique de leurs privilèges. Rien ne leur promet de se servir de leur pouvoir pour changer la donne à l’échelle locale, mis à part un acte de consommation. L’expérience qui leur est proposée les confine à leurs avantages, leur prééminence. Par exemple, chez CM, le radical brésil- est systématiquement accolé à des termes positifs, dépeignant le pays comme un vivier matériel et intellectuel : « d’émotions fertiles, le Brésil en regorge » ; « vitrine de la mixité brésilienne » ; « la nature luxuriante du Brésil » ; « de superbes bois brésiliens » ; « l’esprit incomparable du Brésil », etc. Chez SSCD, si ce n’est pas une rencontre directe avec l’habitant qui est organisée par le complexe hôtelier, allégeant le touriste potentiel du risque de le faire par lui-même (« rencontrez les habitants et découvrez le patrimoine culturel des îles »), c’est l’expérience d’une « atmosphère d’un village de pêcheurs traditionnel » que le client peut vivre.
Image 8. Magazine AA, p. 31.
D’ailleurs, chez SSCD, l’expérience de la beauté inclura optionnellement un enrôlement du client dans des tâches pédagogiques : « Des cours d’anglais ont lieu deux fois par semaine pour tous les enfants locaux de 3 à 14 ans, avec des invités enthousiastes invités à partager leurs compétences en anglais ». L’acte de consommation du luxe est un acte salvateur émanant des riches. Les activités emblématiques du luxe se transforment par ailleurs en opération de sauvetage environnemental, comme le golf : des balles contenant de la nourriture pour poisson permettent à l’usager de tirer dans l’océan. Dans les productions publicitaires de SSCD, plusieurs énoncés évoquent les tortues, leur cycle de fécondation et leurs existences préservées grâce à l’engagement de l’hôtel. Il n’est pas anodin que l’animal mis en scène soit la tortue, une espèce très caractéristique de ce que la spécialiste des narrations environnementales Ursula Heise21 nomme la « faune charismatique », soit les animaux mis en lumière car jugés plus attrayants, mignons ou mythiques, au détriment d’autres animaux pourtant indispensables et plus menacés dans l’écosystème vietnamien22.
Dans les deux cas, l’idée que consommer des services de luxe est salvateur pour l’environnement et pour les populations locales aboutit à magnifier et conforter le client-consommateur ultra-riche dans un rôle de sauveur, voire de divinité… ce qui l’exempt égoïstement de réfléchir à son propre impact écologique. Cette dimension salvatrice se retrouve d’ailleurs à l’origine de l’initiative de Cidade Matarazzo. Dans une interview pour Radio Ca$h23, Alexandre Allard affirme que ce projet au superlatif, élevé au rang de mythe (« le plus vert de la planète », dont « les restaurants sont les plus chers de la ville »24), vise à valoriser et préserver le patrimoine écologique et le capital économique brésiliens. De plus, Alexandre Allard entend qu’il faudrait considérer la forêt amazonienne comme ayant le « même destin [que Cidade Matarazzo] : c’est un lieu abandonné que personne ne veut aujourd’hui considérer comme un actif valorisé […] comme le Matarazzo, elle peut être l’actif le plus valorisé du Brésil […et] de la planète elle vaut des milliards et des milliards de dollars, allons, faisons ce travail pour organiser cette liquidité, pour sauver le peuple brésilien25 ». Le Dieu-argent, incarné par Alexandre Allard, promet un sauvetage spirituel, économique et physique de la forêt et des Brésiliens. Ces propos s’inscrivent totalement dans la narration du « discours prométhéen » et dédramatisent les dynamiques sociales inégalitaires dans lequel se trouve le pays, en promettant du ruissellement. Nous situons ce propos dans une forme de discours du colonialisme culturel et du capitalisme vert.
Image 9. Post Instagram du 7 mai 2024, SSCD
Conclusion : le luxe écologisé et esthétisé
Si nous avons pu un tant soit peu explorer les modalités discursives de la communication de CM et de SSCD, en essayant d’en mettre en lumière les attributs écologiques et les paradoxes, nous avons pu aussi en trouver les limites. En effet, tout montre, en surface, que ces deux projets prennent en compte des enjeux écologiques, économiques et sociaux : pluridisciplinarité, dialogue social, performances énergétiques, valorisation du capital culturel et patrimonial, harmonie architecturale, innovation, solutions, etc. qui en deviennent quasi ostentatoires. Le problème que CM dit résoudre, c’est celui du bétonnage de la ville de São Paulo ainsi que du manque de visibilité internationale des créateurs brésiliens. Pourtant, il y répond par le béton, mais un béton qui imite le végétal. Le problème que SSCD dit combattre, c’est celui de l’aliénation de la ville. Il y répond en privatisant une partie du littoral vietnamien avec des piscines et des villas luxueuses.
Les points saillants du système de l’ultra-luxe
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Les émotions que la communication de ces projets promet d’engendrer sont d’ordre hédoniste : béatitude, extase, enchantement. La morale est idéaliste : il est possible de combiner le luxe d’un centre commercial à un centre culturel, à une ONG écologiste, à des performances architecturales durables. L’illusion empêche la politisation, une véritable démarche écologique qui serait systémique et sociale, elle augmente la stéréotypisation des lieux, des locaux et des cultures. Les créateurs et responsables du projet CM se présentent non seulement comme des sauveurs mais aussi comme des pionniers de la durabilité combinée à la croissance verte. Dans la communication de SSCD, ce sont à la fois les gestionnaires du lieu qui sont des sauveurs, mais potentiellement les clients, puisque la consommation des services entraînerait le financement d’activités vertueuses.
Toutefois, la question qui se pose est de savoir à qui ces services et expériences profitent. Du côté du complexe hôtelier Cidade Matarazzo, la chambre la moins chère à ce jour26, pour une réservation de dernière minute s’élève à 3600 reais (663 euros), quand la suite premium vaut 20 000 reais (3688 euros). Une exploration des prix des restaurants va dans le même sens : au Jardin, le petit-déjeuner coûte 30 euros, il peut être agrémenté de caviar, tandis qu’un verre de Whisky Ardbeg 10 coûte 32 euros au bar Rabo di Galo. Rien n’est expliqué quant aux artistes brésiliens exposés, leur niveau de notoriété, ni quant aux artisans. Chez Six Senses Con Dao, l’« Ocean View Duplex Villa » d’une superficie de 194 mètres carrés comportant une chambre coûte 1040 euros la nuit, quand le tarif pour un quatre-chambres s’élève à 6629 euros sans les extras. Il est intéressant de noter la gratuité de certaines activités comme le ramassage « des palourdes à la manière traditionnelle » ou l’observation de l’éclosion des œufs de tortue, comme si se cantonner à des expériences du commun des mortels s’avérait peu digne d’un acte d’achat.
Image 10. Capture d’écran de la page « Concept et créateurs » du site internet27
Ainsi, nous en venons à la conclusion que ces complexes sont certes « écologiques » architecturalement parlant, et avec de grandes ambitions sociales en surface, mais qu’ils véhiculent simultanément des représentations classistes de l’écologie, un imaginaire de nature fantasmée, accessible à une caste imbue d’elle-même. Il ne s’agit pas de refuges sécessionistes comme les bunkers cités plus haut, dans la mesure où ce sont des espaces accessibles… à qui peut se le permettre. De plus, ils ne semblent pas écologiques sur le plan des services produits dans les chambres et les restaurants (produits à profusion, restauration haut de gamme, jacuzzis, piscines privées, etc.). Ces récits finissent non seulement par faire croire aux ultra-riches qu’ils sont écologiques en consommant, qu’ils peuvent échapper à la déplétion environnementale dans des zones délimitées, mais aussi qu’ils peuvent se départir de leur responsabilité environnementale (voire que leur impact environnemental est inexistant). Ainsi, nous en venons à la conclusion que ces complexes sont certes « écologiques » architecturalement parlant, et avec de grandes ambitions sociales en surface, mais qu’ils véhiculent simultanément des représentations classistes de l’écologie, un imaginaire de nature fantasmée, accessible à une caste imbue d’elle-même. Il ne s’agit pas de refuges sécessionistes comme les bunkers cités plus haut, dans la mesure où ce sont des espaces accessibles… à qui peut se le permettre. De plus, ils ne semblent pas écologiques sur le plan des services produits dans les chambres et les restaurants (produits à profusion, restauration haut de gamme, jacuzzis, piscines privées, etc.). Ces récits finissent non seulement par faire croire aux ultra-riches qu’ils sont écologiques en consommant, qu’ils peuvent échapper à la déplétion environnementale dans des zones délimitées, mais aussi qu’ils peuvent se départir de leur responsabilité environnementale (voire que leur impact environnemental est inexistant).
Ces narrations s’adressent à des êtres humains en haut de la hiérarchie sociale – ou d’autres des classes moyennes qui auraient économisé longuement pour se le permettre – pour leur procurer des expériences multisensorielles basées sur une vision hédoniste et hyperesthétique, tout en les libérant d’une quelconque réflexion sociale et politique. Cette communication évacue clairement les questions des répercussions économico-environnementales sur les personnes locales, absentes de l’ensemble de la communication sauf quand elles se trouvent mises au service du divertissement et du bien-être des clients. Une dimension mythique émerge, elle s’appuie sur la naturalité et sur l’idéal d’une écologie au fort pouvoir esthétique, alors qu’en fait, tout est construit sur de l’artificiel, depuis les bâtiments jusqu’aux relations avec des autochtones. La communication de Cidade Matarazzo et de Six Senses Con Dao nous renvoie à un idéal écologique sur le plan du bien-être, de l’accès à la culture et des performances énergétiques, pas sur le plan de la réduction des inégalités sociales ou de la pollution dont ces projets renforcent en fait l’existence. Ces récits « écologiques » de zones privatisées se banalisent et augurent un triste avenir : celui de contrastes criants de zones urbaines sursaturées et invivables, éloignées de microcosmes aménagés pour la sérénité et le bien-être d’élites mondiales, qui y évoluent de façon cyniquement décomplexée et toujours aussi polluante.
Erica Lippert, chercheuse à l’Université libre de Bruxelles et membre de l’Observatoire Marques, imaginaires de consommation et politique de la Fondation Jean Jaurès