Le 7 octobre, la petite île au statut unique – elle dépend directement de la reine d’Angleterre – votera pour renouveler son Parlement et son exécutif. La campagne électorale est calme. Guernesey a une autre particularité : elle n’a pas de tradition de partis politiques. « Ailleurs, par principe, les opposants protestent contre ce que fait le gouvernement. Ici, on cherche toujours le consensus. Lutter comme nous l’avons fait contre le Covid était alors plus facile », assure le Chief Minister, un rouquin souriant intrigué que Paris Match s’intéresse à son île. Selon un récent sondage, 83 % des Guernesiais pensent que les restrictions du confinement étaient « justes et justifiées ». Et il ne viendrait à l’idée de personne de contester les chiffres officiels : l’île a compté 252 cas de Covid et 13 décès au printemps dernier. Entre le 30 avril et la fin septembre, seulement quatre nouveaux malades : des voyageurs retournant sur l’île, dépistés positifs alors qu’ils étaient encore en isolement. Ils n’ont ainsi contaminé personne.
Une performance quasi unique au monde – « avec l’île de Man », précise le docteur Nicola Brink, directrice de la Santé publique de Guernesey et mère de famille, surnommée « l’héroïne de la Santé publique ». Cette virologue à la voix douce (depuis la pandémie, à la demande des enfants, elle leur lit des contes sur YouTube) est aussi fière de ses compatriotes que de son action : « Tout le monde s’entraide. L’état d’esprit est incroyable, cette épreuve nous a soudés et on a passé un été magique ensemble », dit-elle. Les « ânes », comme les habitants de Jersey appellent méchamment ceux de Guernesey (qui les appellent en retour les « crapauds »), ont réussi là où tant de pays dans le monde peinent. Par quel miracle ? Fin janvier, alors qu’à Paris la direction générale de la santé espérait encore que le virus n’arriverait pas en France, Nicola Brink a préparé son île pour protéger la population et éviter que l’hôpital ne se retrouve débordé. Elle prend aussitôt sa première décision : former une équipe de 35 personnes au traçage des futurs cas. « Nous avons mis en place une politique simple, explique-t-elle : tester, tracer, trouver. »
En février, alors que la France tarde à commander des tests, Guernesey s’équipe de machines et de réactifs pour conduire des diagnostics sur place sans avoir à envoyer les écouvillons en Angleterre. Avant la fin mars, le service de santé est totalement autonome. « Le 9 mars, quand on a eu notre premier cas, on était prêts à faire face », confirme la virologue. Le 25 du même mois, Guernesey se confine. Un « full lockdown », comme disent les Anglais. Les écoles, les magasins non essentiels, les frontières ferment. Les Guernesiais qui rentrent sont soumis à une quarantaine de quatorze jours. A partir du 2 mai, le confinement est assoupli… en douceur : un foyer peut avoir des contacts avec un seul autre foyer « ami ». Puis, le 16 mai, deux foyers peuvent en fréquenter deux autres. Ainsi de suite. Guernesey invente la stratégie des bulles. Permettre un déconfinement progressif, bulle par bulle, jusqu’à ce que l’île tout entière constitue elle-même une gigantesque bulle. C’est chose faite le 20 juin. A cette date, les autorités de santé sont certaines qu’il n’y a plus aucun cas de Covid à Guernesey et sur les trois autres îles du bailliage.
La chaleur du printemps a fait fleurir les hortensias comme jamais, et celle de l’air marin a donné avant l’heure à ces rochers de granit rose les couleurs des beaux jours. Quand vient l’été, les plages de sable fin sont libres d’accès. Et Cobo Bay, la célèbre baie dans l’ouest de l’île, fait de nouveau le plein de serviettes. Sauf que, pour la première fois, les vacanciers sont exclusivement des Guernesiais. Plus aucun touriste ne débarque. Pour accoster, il faut accepter de se plier à l’isolement – entre sept et quatorze jours selon le pays d’origine. Comme les Parisiens peuvent visiter la tour Eiffel sans y faire la queue, les Guernesiais se pressent dans la maison de Victor Hugo, au 38 rue Hauteville, où l’écrivain a terminé « Les misérables » pendant ses quatorze années d’exil, de 1856 à 1870. L’île revit. « On a tous passé des “vacances à la maison”, témoigne Nicola Brink. Du coup, tout le monde s’est beaucoup promené. Avec ma famille, nous sommes allés sur les autres îles du bailliage. » Les îliens ont redécouvert leur environnement. « Ils ont joué le jeu, ils ont affronté cette épreuve ensemble », ajoute Gavin St Pier, fier de cet anticyclone de bonne humeur.
Un marathon, des courses de vélo, des fêtes sur la plage, des festivals sont organisés sans discontinuer. « Nous avons vécu la plus importante Gay Pride jamais connue ici, raconte son instigatrice, Ellie Jones. Le 12 septembre, la parade a réuni 5 000 personnes mais aussi une drag-queen, un présentateur et deux musiciens venus d’Angleterre », qui se sont pliés aux sept jours d’isolement obligatoires et au test. « Ensuite, ajoute Ellie, ils n’en revenaient pas de pouvoir revivre normalement sans masque, d’embrasser, de serrer les gens dans leurs bras. » Pour l’occasion, une cinquantaine d’habitants de l’île de Man, à plus de 500 kilomètres de là à vol d’oiseau, avaient fait le déplacement. Leur politique est similaire à celle de Guernesey. Les liens entre ces deux dépendances de la Couronne britannique se sont extrêmement resserrés. Un pont aérien a même été établi entre elles ! « C’est l’unique route sans quarantaine. En près de six semaines, 10 000 personnes l’ont empruntée », explique le Chief Minister. Une compétition de foot a été organisée : Guernesey a remporté le match retour aux penaltys…
C’est une bulle protégée. D’un côté, c’est génial ; mais de l’autre, c’est horrible. On se sent pris au piège.
Heureusement, parce que pour le reste, c’est plus compliqué : en août 2020, le nombre de passagers se rendant ou quittant en ferry Guernesey a baissé de 87 % par rapport au même mois un an plus tôt. Juste pour le transfert entre l’île et Saint-Malo, on est passé de 20 776 personnes à… 19 ! « C’est l’économique qui paie et, pour nous, c’est très dur », assure Paul Luxon, le directeur général des Condor Ferries. La compagnie, née en 1947, tangue. Mais lui vit à Guernesey, alors il a, dit-il, « de la sympathie » pour la politique du gouvernement. Il ajoute : « C’est une bulle protégée. D’un côté, c’est génial ; mais de l’autre, c’est horrible. On se sent pris au piège. » En août, ont débarqué 441 « personnels essentiels » : des salariés des compagnies d’aviation ou de ferry, des spécialistes des infrastructures… qui sont, à ce titre, exemptés de quarantaine. Ils doivent respecter les gestes barrières, la distanciation sociale et limiter leurs contacts. Et chaque mois, entre 2 800 et 3 200 personnes – des habitants qui rentrent chez eux, des familles… – viennent à Guernesey. L’équipe de Nicola Brink tourne à plein régime pour surveiller et tester ce petit monde. Seulement une demi-douzaine de personnes ont enfreint les règles de l’isolement. Les tribunaux ont déjà infligé des amendes très dissuasives, d’un montant de 6 000 livres.
Ici, 40 % de la richesse repose sur la finance et un statut fiscal très avantageux. Avec le « lockdown » et ces vacances d’un nouveau genre, c’est toute l’économie de l’île qui est en train de changer de modèle. « Aujourd’hui, assure Gavin St Pier, 97 % de l’économie fonctionne. Grâce à tous les habitants qui ont passé leurs vacances sur l’île, mais aussi grâce au boom de certains secteurs, notamment le BTP, la consommation domestique a augmenté cette année d’environ 100 millions de livres. » Ces cousins des Anglais bichonnent leurs jardins impeccables et bricolent leurs maisons victoriennes. Le taux de chômage, habituellement de 1,1 %, a grimpé à 5 % en mai dernier pour redescendre dès août à 2,7 %. Reste la vie sociale et familiale. « C’est très dur d’être séparé de ses proches depuis si longtemps, confirme Gavin St Pier. On voudrait pouvoir permettre aux Guernesiais de voyager, c’est important pour leur santé mentale et leur bien-être. On avait prévu, à la mi-octobre, de tester les entrants dès leur arrivée et de les autoriser à vivre normalement s’ils étaient négatifs. Malheureusement, la situation sanitaire en France et en Angleterre ne nous le permet pas. Mais, comparé à l’anxiété de nos voisins devant cette pandémie qui n’en finit pas, les habitants sont contents d’être protégés, de pouvoir se détendre. »
Ellie, l’organisatrice de la Gay Pride, qui n’a vu ni ses parents ni une partie de ses frères et sœurs depuis février, résume le sentiment général : « Ce serait super de retrouver nos familles et amis, mais on est contents de sacrifier ça pour quelques mois de liberté. On habite un endroit magnifique, la nourriture est excellente, on a passé un merveilleux été, on se protège tous ensemble, on vit une expérience privilégiée. »
Le 7 octobre, Gavin St Pier sera probablement réélu. Même Andy Coleman, directeur de l’hôtel La Barbarie dont le taux d’occupation n’est que de 16 à 20 % aujourd’hui contre 90 % en temps normal, soutient la politique du gouvernement. Et l’on comprend mieux, outre le granit et les bains de mer, ce qui avait tant attiré Victor Hugo, le premier confiné de Guernesey.