Coworking | La saga WeWork : anatomie d’une immense dégringolade
Avec WeWork, Adam Neumann voulait réinventer l'espace de travail collectif en une sorte de « kibboutz capitaliste ». Wall Street y a cru très fort, et en un rien de temps, la start-up partie de rien fut évaluée à quelques 47 milliards de dollars. Sans se soucier de rien, Adam Neumann a alors dépensé sans compter. Jusqu'à ce que tout s'effondre. Enquête sur une company qui a foncé à toute vitesse dans le mur.
18 septembre 2019 : Adam Neumann se trouve au siège new-yorkais de sa société, WeWork, lorsqu’il reçoit une alerte sur son iPhone. Le Wall Street Journal vient tout juste de publier un article explosif au sujet de son management, jugé irresponsable. Comme il est dyslexique, Neumann a du mal à lire et demande à ses conseillers de lui résumer le papier, qui vont à l’essentiel : on lui reproche de fumer de l’herbe, de boire beaucoup trop et de faire des déclarations mégalomanes. L’enquête du quotidien tombe particulièrement mal : deux jours plus tôt, la holding de WeWork, la We Company, a annoncé qu’elle reportait à une date indéterminée son introduction en bourse, alors même qu’elle a accepté peu de temps avant de réduire de 75% le montant de sa valorisation. Les investisseurs ont unanimement rejeté le chiffre proposé (entre 10 et 12 milliards de dollars), jugé encore déraisonnable. Cette annonce a été suivie du départ d’une série de hauts cadres du géant du coworking, y compris le directeur de la communication et le co-directeur du fonds immobilier de la holding. Quelques semaines plus tôt, on parlait de 47 milliards – soit 10 milliards de plus que la valeur marchande de Ford et le double de PIB de l’Islande. Aujourd’hui, si WeWork ne trouve pas en urgence une nouvelle source de financement, son cash aura totalement disparu d’ici Thanksgiving, fin novembre.
Un autre CEO occupé à sauver son entreprise assiégée vivrait probablement très mal de se faire ainsi descendre dans la presse, voire ne se s’en remettrait jamais. Adam Neumann, lui, n’y voit qu’une pichenette. Il se contente de dire à ses adjoints qu’il détient 65 % des actions et qu’il peut très bien se débarrasser de son comité de direction si ses membres songent à le mettre à la porte. Pour avoir une idée du niveau de confiance en lui-même de Neumann, il faut rappeler qu’il a un jour déclaré en réunion que ses descendants dirigeraient encore WeWork dans 300 ans.
Les cadres sont accoutumés au rapport pour le moins personnel que leur patron entretient avec la réalité des lois économiques. On sait d’ailleurs que le principe des licornes, leur existence même, tient à leur capacité à accomplir l’impossible, à nier la rationalité qui régit les autres entreprises. Il y a moins de dix ans, la société de Neumann n’était qu’un simple espace de coworking dans le quartier de SoHo, à New York. 12 milliards de dollars (injectés en investissement et en dette) plus tard, elle emploie 12 500 personnes et attire 500 000 clients dispersés dans 29 pays et 111 villes. Mais en 2018, elle a perdu 2 milliards et son modèle économique, qui consiste à signer des baux longue durée avec les propriétaires avant de proposer des sous-locations à court terme à ses usagers – commence à en faire douter beaucoup. Sa valorisation n’a pourtant pas cessé d’augmenter.
Un pari à dix milliards
Le succès boursier de WeWork a fait de Neumann un homme très riche (4,1 milliards de dollars de revenu net) mais aussi très dépensier. « C’était comme dans Succession », décrit un collègue, évoquant cette fascinante série de HBO qui met en scène la famille d’un magnat des médias. Maybach avec chauffeur, jet privé à 60 millions de dollars, et surtout une collection de six maisons acquises pour un montant total de 90 millions, selon le Wall Street Journal : un condo de 550 mètres carrés dans le quartier huppé de Gramercy Park, à Manhattan, une propriété de 25 hectares au nord de l’État de New York, une paire de maisons dans les Hamptons et une mansion de 21 millions de dollars dans la baie de San Francisco. Sans compter deux assistants personnels, un chef à domicile et un bataillon de nounous pour s’occuper des cinq enfants qu’Adam Neumann a eus avec sa femme Rebekah Paltrow, la cousine germaine de Gwyneth. « Il baignait littéralement dans l’argent », nous confie un des nombreux anciens dirigeants de la société que nous avons pu interroger.
Ces dépenses ne sont pourtant pas si excessives, ou disons plutôt que, vues d’un certain angle, elles servent un but défini. Car il faut comprendre qu’à travers WeWork, Neumann se vend surtout lui-même. Il se pitche son propre profil aux investisseurs, il se présente à eux comme celui qui leur donnera le sésame vers une génération émergente à laquelle autrement, ils n’accèderont jamais. Une génération qui ne conçoit plus la vie de bureau comme avant, et qui veut fusionner lifestyle et boulot. Qui peut bosser à toute heure, ne fait pas de différence entre les amis et les collègues, et vit en même temps qu’elle travaille. Pour des babyboomers dont le quotidien en entreprise a surtout été synonyme de bureaux-placards et de mauvais café, le message de Neumann est irrésistible. « Il a convaincu tous les investisseurs auxquels il a parlé, sans exception », synthétise un haut responsable de WeWork. Ces business angels voient en lui un prophète des millenials, qui se fait des shots de téquila en réunion tout en annonçant l’avènement d’une nouvelle vision du monde corporate, où la bière et le kombucha coulent à flots et où les employés sont enchantés d’arriver au turbin, leurs MacBook à la main. Venu rencontrer Neumann, Walter Isaacson, le biographe de Steve Jobs, déclarera à Fast Magazine que le profil du jeune homme lui rappelle celui du fondateur d’Apple – mais il n’a en revanche jamais envisagé d’écrire un livre à son sujet, contrairement à ce que laisserait entendre Neumann à ses collègues.
Combinant glamour autocentré et mysticisme adapté aux valeurs de la génération Y, Adam et Rebekah parviennent à faire d’une banale agence immo un véritable mouvement culturel, presque une religion. WeWork ne veut pas se présenter comme une entreprise de la tech, même si c’est dans cette catégorie qu’elle tient à être valorisée. Elle préfère professer des catéchismes et des slogans. « Quel est ton superpouvoir ? », demande-t-on aux nouvelles recrues. Le but de l’entreprise consiste à “élever la conscience du monde”. « Make a life and not a just living » : il ne faut pas juste gagner sa vie, il faut surtout la vivre.
Neumann se figure aussi que sa réussite lui donne le pouvoir de régler les grands problèmes du monde. À l’été 2018, il offre ainsi ses services à Jared Kushner, le gendre et conseiller de Donald Trump, afin de pacifier le Moyen Orient. Via son directeur du développement Roni Bahar, il fait produire une vidéo montrant la Palestine du futur, reconstruite et dynamique. Kushner montre le film lors d’une conférence au Bahrein (Contacté par Vanity Fair, Bahar nous a précisé qu’il s’agissait d’un projet financé par les fonds propres de son patron, et non par la trésorerie de son entreprise).
Le géant des médias Rupert Murdoch, le bâtisseur du World Trade Center Larry Silverstein, le développeur immobilier Mort Zuckerman : tous ces milliardaires pensent en tout cas que Neumann est en train d’inventer le travail de demain. Mais le premier investisseur a avoir cru en WeWork s’appelle Benchmark Capital. En 2012, ce fonds basé à San Francisco est déjà connu pour avoir parié sur eBay, Twitter ou Uber. Son cofondateur Bruce Dunlevie déclare à Neumann, dès leur première rencontre au siège de la start-up, qu’il ne vend pas juste du coworking, mais tout simplement une énergie totalement inédite, « quelque chose que je n’ai jamais senti ailleurs ». Il rejoint aussitôt le conseil d’administration. Le CEO de JP Morgan, Jamie Dimon, compte lui aussi parmi les évangélistes de WeWork. C’est sa banque qui permet à la jeune entreprise de lever 700 millions. C’est aussi elle qui accorde un emprunt à hauteur de 100 millions à Neumann, et fait en sorte que celui bénéficie plus largement d’une autorisation de découvert d’un demi-milliard. Mais le plus fervent soutien d’Adam le prodige ne vit pas aux États-Unis : c’est le Japonais Masayoshi Son, 62 ans, CEO de SoftBank.
Cet établissement au départ orienté sur les télécoms a dans les années 2010 investi le terrain de start-ups de la tech, et pas qu’un peu : sa politique très agressive y est pour beaucoup dans l’inflation de la fameuse « bulle des licornes ». Adossé à 60 milliards de dollars venus d’Arabie Saoudite et Abu Dhabi, la banque nippone a injecté des fortunes dans des entreprises à croissance accélérée, mais encore non-rentables, comme Uber ou Slack. Dans WeWork, « Masa » décide de mettre 10 milliards. « Adam disait qu’il savait qu’il était taré, mais que Masa était encore plus taré que lui », se rappelle un ancien cadre.
Et puis en août 2018, la réalité fait son retour lorsque WeWork envoie aux autorités financières son dossier de demande d’introduction en bourse – son IPO, dans le jargon, pour initial public offering. Face au chiffres qui doivent légalement figurer dans les documents fournis, les investisseurs tombent de haut tant les pertes récentes sont vertigineuses, entre autres à cause de projets absurdes lancés en parallèle par Neumann : on parle d’une société spécialisée dans les piscines à vagues, ou d’une autre fabriquant du lait au curcuma pour mettre dans son café. On apprend surtout que le jeune CEO a déposé le “We” qui fait la marque de fabrique de sa création avant de le revendre pour 6 millions à ses propres investisseurs (face au tollé, il rendra l’argent), et qu’il a également acheté des parts de copropriété dans bon nombre de bâtiments loués à WeWork – autrement dit, il reçoit sur son compte courant une partie des loyers versés par sa propre entreprise. Bientôt, on commence à critiquer le lifestyle de pachas mené par sa femme et lui. On sous-entend qu’il serait en train de lâcher la rampe. Ses banquiers lui confient qu’à Wall Street il se dit de plus en plus que WeWork serait une entreprise « toxique ».
Le vendredi 20 septembre, deux jours après l’article du Wall Street Journal, Neumann annonce à ses collègues qu’il ne quittera jamais son poste de CEO. Sauf que le lendemain, son CFO Artie Minson et l’un des ses principaux investisseurs Artie Eiseinberg conviennent lors d’un conference call avec d’autres acteurs majeurs du dossier que Neumann doit impérativement se retirer. Le dimanche après-midi, celui-ci va voir Jamie Dimon au GQ de JP Morgan : pour ce dernier, il est clair qu’aucun nouveau capital n’arrivera tant qu’il n’aura pas démissionné. Sans cela, WeWork fera vite faillite, puisque Neumann n’aura pas les fonds pour rembourser les 380 millions qu’il a empruntés en pariant sur la montée de son action, aujourd’hui sans valeur. Le mardi qui suit, il est obligé d’admettre sa défaite. L’IPO de WeWork n’aura vraisemblablement jamais lieu et il quitte ses fonctions de CEO.
La chute de WeWork et de son patron est l’une des plus spectaculaires de l’histoire récente. Cet Icare de la Silicon Valley a néanmoins trouvé un beau parachute, un parachute très, très doré, puisqu’il est parti avec un milliard en actions, 500 millions de crédit pour rembourser ses emprunts, et une commission de 185 millions en tant que consultant. Mais ces sommes irréelles n’ont visiblement pas apaisé sa rage, selon ceux qui l’ont rencontré depuis. Il serait convaincu d’avoir été traqué par la société de sécurité israélienne Black Cube, celle-là même qu’Harvey Weinstein a payée pour surveiller Ronan Farrow. Des agents auraient fouillé ses dossiers pour en tirer des éléments compromettant sa réputation et l’obligeant à démissionner de son poste de PDG. Il vivrait reclus dans son condo de Gramercy, passant ses journées à gamberger afin de comprendre comment les choses ont pu tourner si mal pour lui.
Pas de diplôme et deux échecs
2010, Park Avenue. Adam Neumann a 31 ans, il vient de lancer WeWork et se rend à un grand raout de l’immobilier new-yorkais. Face à des participants en général sexagénaires et adeptes du costume, l’entrepreneur fait forte impression : il mesure 1 mètre 95, porte les cheveux longs (et toujours plus ou moins sales) et s’habille en jean et T-shirt. Beau garçon (sa soeur est une ex-Miss Israël), il séduit son auditoire en racontant sa jeunesse passée dans un kibboutz près de la bande de Gaza. Surtout, il frappe par l’incroyable foi qu’il semble avoir en lui-même et en son idée. « Il m’avait demandé quelle entreprise louait la plus grande surface de bureaux à New York, se rappelle un intervenant qui l’avait rencontré ce jour-là. Je lui avais répondu que c’était JP Morgan, qu’ils occupaient au total 325 000 mètres carrés. Il m’a aussitôt affirmé qu’il voulait faire mieux qu’eux. »
À l’époque, Neumann passe pour un fou. Il faut dire qu’il n’a pas fini la fac, n’a aucune expérience en immobilier et a planté les deux start-ups qu’il a voulu lancer. Il a investi dans ces deux projets 100 000 euros donnés par sa grand-mère, mais au moment où frappe la crise des subprimes en 2008, il ne lui reste plus rien. Pour payer son loyer, il sous-loue une partie de son loft à une jeune entreprise. C’est ainsi que prend forme le concept de WeWork. Pendant la récession post-krach, le jeune homme parie avant tout le monde sur le fait que les propriétaires vont avoir grand besoin de locataires, et que des légions de chômeurs en quête d’un nouveau job préféreront dépenser un petit peu, pour passer leurs journées dans un lieu adapté, plutôt que de squatter gratuitement chez Starbucks. Il s’associe avec un architecte de 34 ans, Miguel McKelvey, qui comme lui a grandi dans une communauté, mais dans l’Oregon plutôt qu’en Israël. Ensemble, ils persuadent le propriétaire du loft de transformer un étage inoccupé du local en espace de travail partagé, qu’ils baptisent Green Desk. Et ça fonctionne. Un an plus tard, ils vendent leur idée au propriétaire pour 3 millions de dollars et montent leur propre espace de coworking, qu’ils baptisent donc WeWork.
Pour Neumann, le concept est celui d’un « kibboutz capitaliste » où les gens viennent travailler, boire et manger ensemble. McKelvey conçoit des bureaux qui favorisent les rencontres et la spontanéité, aux couloirs étroits et aux tables collectives. Esthétiquement, on est entre une start-up de la Silicon Valley et le lobby d’un boutique-hotel, avec meubles danois et panneaux en néon à message sur les murs. À la fin de la journée, les membres peuvent rester sur place pour des cours de yoga, des dégustations de vin ou des groupes de discussion.
En 2018, Neumann atteint son objectif délirant : il occupe près de 500 000 mètres carrés de bureaux à New York, dispatchés sur une cinquantaine de sites. JPMorgan peut bien aller se rhabiller. Mais derrière cette croissance époustouflante, il y a une société gérée de façon totalement chaotique. « À côté de nous, la Maison-Blanche de Trump était une machinerie extrêmement bien huilée », résume un ancien cadre. Au siège initial de WeWork, dans le Financial District, les employés étaient au départ deux fois trop nombreux pour la quantité de bureaux disponibles, et se retrouvaient donc en partie dispersés dans les cinquante et quelques espaces WeWork de la ville. (…)
Ce rythme de travail intense et incohérent finit par entamer le moral des troupes. Neumann impose le dimanche comme le jour de la grande réunion hebdomadaire. « Sauf que parfois il ne venait pas, ou qu’il arrivait avec des heures de retard, et que du coup les gens rentraient chez eux en fin de soirée », se rappelle un ex-employé. L’esprit général du management laisse entendre que les salariés sont corvéables à merci, et surtout jetables.
L’un des CFO, Ariel Tiger, qui a fait son service aux côtés de Neumann dans la marine israélienne, aime à dire tout haut qu’il faut virer des gens. « Tous les quinze jours, il faisait imprimer un tableau avec tous les salaires et surlignait plein de choses en disant qu’il allait réduire les coûts, se souvient un ancien responsable. Il passait dans chaque service en regardant tout le monde et en disant ‘Pourquoi on a autant de gens ici ? Avec deux personnes ça suffirait ! ».
« C’était une secte »
Si les gens restent chez WeWork, c’est qu’ils comptent sur une IPO. « Les chefs répétaient en réunion que la boîte allait faire des milliards », affirme un ex-employé. Mais l’argent n’est pas la seule motivation. À ses équipes souvent très jeunes, Neumann inculque qu’elles font partie d’une élite, d’une avant-garde dont la mission consiste à changer le monde. Ou du moins réussit-il à les convaincre qu’ils peuvent travailler dans un bureau sans avoir à devenir des adultes. Il instaure une fête tous les lundis soirs – « Thank God It’s Monday » – et organise un Summer Camp qui se déroule, selon les années, dans une propriété britannique ou un quartier résidentiel privatisé de l’État de New York. L’ambiance est à mi-chemin entre le TED Talk et le Spring Break.
Imprégné par sa lecture de la kabbale et par son conseiller spirituel, le rabbin Eitan Yardeni, Neumann développe en tout cas un charisme magnétique auprès de ses disciples. On le compare à un général aux côtés duquel on pourrait livrer bataille jusqu’à la mort. On le voit parader pieds nus dans les locaux avec ses nouveaux amis célèbres, comme Ashton Kutcher ou Drake. Il a une capacité hors norme à ne jamais lâcher du regard ses interlocuteurs, ce qui lui donne une aura de gourou. Il serait capable de convaincre de n’importe quoi quiconque se trouve dans la même pièce que lui, va-t-on jusqu’à avancer parmi son entourage. Lors du Summer Camp 2013, il harangue la foule, qui se compte par milliers : « Pour réussir dans ce monde, nous savons tous ici qu’il faut construire quelque chose qui ait un sens, qui ait une direction. Quelque chose qui rende le monde meilleur. Et en faisant ça, nous voulons faire de l’argent ! » L’assemblée est hystérique. « La plupart des gens n’avaient jamais travaillé dans une vraie entreprise avant d’arriver chez WeWork. Ils ont cru à tout ça sans discuter : c’était une secte », admet un haut responsable de l’époque.
L’aura de Neumann attire aussi les plus gros investisseurs du monde. Au printemps 2016, le CEO rencontre pour la première fois Masayoshi Son lors d’un dîner. L’année qui suit, il l’invite au siège de WeWork. Masa lui dit qu’il a 12 minutes pour écouter son pitch. Neumann déborde le temps imparti et suit le Japonais jusque dans sa voiture. Celui-ci lui dit qu’il ne croit pas à son plan, parce qu’il le trouve trop modeste, pas assez gros. Ce qu’il voudrait, c’est que l’entreprise ne se contente pas de sous-louer ses bureaux à de petites entreprises, mais à tout type d’entreprises. Pour ça, SoftBank est prête à investir beaucoup : 4,4 milliards de dollars. Les deux hommes se serrent la main.
Boosté par les milliards de Masa, le messianisme de Neumann commence à ressembler à de la mégalomanie pure et simple. (…)
Rebekah et ses nuages acoustiques
S’il est une personne aussi fervente qu’Adam à l’époque, c’est bien son épouse, Rebekah. « Dès que je l’ai rencontré, j’ai senti qu’il y avait entre nous une énergie qui allait bien plus loin que nous deux », déclare la jeune femme au site de mode Coveteur. Mariée à Neumann en 2008, quand il vend Green Desk, elle devient peu après la First Lady de WeWork. « Je suis en charge de notre message, de notre mission, de nos valeurs, et surtout de préserver l’ADN et les valeurs originelles de WeWork », explique-t-elle au même média. Elle a, entre autres titres, ceux de cofondatrice et de directrice de la marque et de l’impact. Certains dirigeants de l’entreprise se méfient un peu de ces fonctions multiples, aux limites floues, et de son expérience relativement limitée. On sait qu’elle vécu à Los Angeles afin de tenter sans succès une carrière d’actrice et de scénariste. Elle va ensuite essayer de travailler à Wall Street mais constate au bout de quelques semaines qu’elle n’est pas faite pour ce secteur. « Elle veut que son rôle de femme de Neumann soit sa principale activité », suggère une source qui l’a fréquentée. Elle fait appel au consultant en marketing de WeWork, Jonathan Mildenhall, pour développer son image personnelle. Lors des événements de WeWork, on la voit interviewer des écrivains comme Lin-Manuel Miranda ou le chanteur des Red Hot Chili Peppers, Anthony Kiedis. Elle fait aussi licencier à sa guise des employés, qu’ils soient directeurs de département ou simples mécaniciens de son jet privé.
À l’automne 2018, Rebekah Neumann lance WeGrow, une école privée à 42 000 dollars par an et par enfant, installée au siège même de WeWork. « Nous n’avons pas pu trouver l’établissement idéal pour faire grandir nos cinq enfants, alors nous avons décidé de créer notre propre école, dit-elle au magazine Fast Company. Ce sont des êtres très évolués, très spéciaux, ils sont spirituels. Ce sont aussi des entrepreneurs nés, des humanistes nés, et nous ne tenons pas à ce que le système éducatif leur arrache tous ces dons. »
L’espace est conçu par un architecte danois, Bjarke Ingels. On y trouve un « jardin vertical » et des « nuages acoustiques ». Son directeur des opérations est un entrepreneur de l’éducation, Adam Braun, frère de Scooter Braun, le manager de Justin Bieber. Les cours comprennent des séances de méditation, de yoga, de jardinage ; les bambins mangent des repas végétariens et apprennent l’espagnol et le mandarin. Ils peuvent même disposer d’un mentor personnel. “Je ne vois aucune raison à ce que des élèves d’écoles primaires ne puissent monter leur propre affaire”, déclare Rebekah à Bloomberg.
Mais le projet se montre moins idyllique que prévu. Les agents de sécurité de l’établissement ne reçoivent pas leur salaire et menacent de quitter leurs postes. Les nounous, qui doivent selon le règlement attendre les enfants dans un sas, perdent patience et contestent les consignes énoncées par Rebekah. « Tout était régi par elle-même, et par ce qu’elle jugeait être bon pour ses enfants à elle », résume une source proche de l’école.
La fin d’une licorne
Pendant ce temps, Neumann pousse son entreprise dans toutes les directions en même temps. En janvier 2019, WeWork est rebaptisé The We Company et il ouvre deux nouvelles branches, WeLive (dédié aux appartements pour particuliers) et Rise By Me (un réseau de clubs de gym). Des contrats sont signés avec Facebook, Amazon ou General Electric. Mais tous ces nouveaux revenus ne suffisent pas à contrebalancer des pertes vertigineuses : contre 1,8 milliard de dollars de chiffres d’affaire, on enregistre un déficit de près de 2 milliards. « Malgré ces résultats, la valorisation boursière continuait de grimper, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi », avoue un ancien haut dirigeant. Les employés eux-mêmes devinent que tout cela n’est qu’une bulle.
Le business model de WeWork se fonde entre autres sur l’image de visionnaire cultivée par Neumann. Sauf qu’il se met peu à peu à passer pour un amateur. Des sources concordantes affirment qu’il arrive en retard sans raison au bureau, et qu’il manque des réunions cruciales pour son entreprise. Pour s’assurer de pouvoir lui parler en tête à tête, ses adjoints prennent l’habitude de s’incruster à bord de sa voiture lorsqu’il part prendre son jet. On raconte aussi qu’il cesse ni plus ni moins de participer aux réunions du conseil d’administration, même par conference calls. « Et le problème, c’est que ça empêchait toute décision d’être prise, puisque son vote était indispensable pour entreprendre quoi que ce soit », se lamente un ex-haut cadre du géant du coworking.
Pire : en novembre 2018, Neumann et ses équipes ont rendez-vous un matin dans un grand hôtel de Manhattan avec Khaldoon Khalifa Al Mubarak, PDG et directeur général du fonds souverain d’Abu Dhabi. Celui-ci songe à investir dans WeWork mais il se demande si les investissements extravagants de SoftBank ne sont pas un peu suspects : il a besoin d’être rassuré avant d’ouvrir son portefeuille. Mais Neumann ne se préoccupe visiblement guère de réconforter son potentiel bienfaiteur, puisqu’il arrive très en retard, l’air d’avoir passé la veille une soirée beaucoup trop arrosée. Ses adjoints sont consternés de le voir dans cet état. Mais lui n’a pas l’air de trop s’inquiéter : quelques mois plus tôt, il a convaincu Masayoshi de lui racheter WeWork pour la coquette somme de 16 milliards de dollars. Ce coup de poker est donc censé sauver sa société, dont les comptables s’apprêtent autrement à relever des pertes sèches de deux milliards à la fin 2018. Bientôt, si tout se passe comme prévu, ses investisseurs et lui seront immensément riches. Le problème, c’est que Neumann agit dès lors comme si le contrat avec SoftBank était déjà conclu. Et juste avant Noël, il tombe de très haut en recevant un appel de Masa : après réflexion, celui-ci lui annonce qu’il ne va pas racheter sa société. À la place, il lui propose d’investir deux milliards de plus et de faire gonfler la valorisation boursière jusqu’au montant irréel de 47 milliards de dollars. Le Japonais pense que cela devrait donner assez d’espace à Neumann pour « voir venir » avant l’entrée en bourse de WeWork.
Le jeune CEO se convainc qu’il va s’en sortir malgré tout ; en janvier 2019, il part s’installer avec sa famille sur la côte Ouest, dans une mansion de Corte Madera, en face de San Francisco. Pendant deux mois, il fait la tournée des fonds d’investissement mais aussi des géants de la Silicon Valley dans l’espoir de trouver des liquidités. Il pitche Apple et Google, sans succès. Et revient en mars à New York moins serein que jamais. Il prend conscience du gouffre financier dans lequel se trouve son entreprise, hurle sur tout le monde et restructure les départements de façon fort peu réfléchie. Tout en déplorant le manque d’ambition de ses équipes. « Masa m’a dit que nous vaudrions des trillions, vous ne comprenez pas ça ? », s’indigne-t-il, selon un témoin. « Vous pensez en milliards mais c’est en trilliards qu’on devrait penser ! » Il se met à élaborer des plans quasi délirants. Selon lui, WeWork est devenu si énorme qu’il peut tout à fait imposer à ses bailleurs de renégocier tous les loyers à la baisse. Mieux, il pense carrément à procéder à une sorte de prise en otage par voie de monopole. À un expert immobilier, il aurait présenté la stratégie suivante, pas dépourvue d’instinct prédateur : « WeWork est l’unique moteur de l’immobilier professionnel dans la plupart des grandes villes du monde. Si on s’arrête de louer tous ces immeubles, leur valeur va s’écrouler. Et c’est là que j’arrive et que je les rachète tous quand ils sont au plus bas. »
Pendant ce temps-là, les directeurs de fonds qui ont cru en WeWork attendent toujours leur retour sur investissement. 12 milliards ont été injectés, mais sans la promesse d’une acquisition privée, le seul espoir de faire travailler cet argent réside dans une entrée en bourse. Sauf qu’au fond de lui, Neumann n’a pas du tout envie de ça. Et c’est sans compter qu’il doit au même moment devoir répondre de questions non plus financières, mais éthiques. En octobre 2018, son ex-directrice de la culture Ruby Anaya porte plainte pour licenciement abusif après avoir dénoncé l’ambiance machiste et alcoolisée et les agressions sexuelles dont elle a été victime. Le service RH se serait selon elle montré incapable de sanctionner les coupables présumés des actes en question, commis lors du Summer Camp 2017 et après une remise de prix WeWork en janvier 2018, les deux fois par des collègues éméchés. (L’actuel président du comité exécutif de WeWork,
Marcelo Claure, tient à préciser qu’il ne tolérera aucun comportement semblable à ceux désignés par Ruby Anaya).
Et puis les choses commencent à s’effondrer pour de bon quand Uber, la plus imposante de toutes les licornes, connaît une entrée en bourse catastrophique. « Tout le modèle a été bouleversé, résume un haut responsable de WeWork. Avec Uber, c’est tout le storytelling de la licorne qui s’est terminé. Si nous avions pu nous en tirer plus tôt, nous serions sûrement restés à l’abri. » Car la valeur capitalistique de la licorne de Neumann va littéralement s’évaporer : en deux mois, alors qu’on parlait d’IPO imminente, la société se voit amputée de 40 milliards par ses investisseurs, effrayés par les pertes des années passées indiquées dans le dossier. Les premières victimes de cette catastrophe sont les employés, ceux et celles qui ont travaillé comme des forçats et qui attendaient en récompense de jolis dividendes après l’entrée en bourse. Qui ont cru à WeWork comme aux évangiles et ont considéré leur boîte comme une seconde famille. Qui bien souvent ont eu le sentiment d’aller au combat pour le général Neumann. À l’égard duquel ils éprouvent aujourd’hui une haine d’une intensité difficile à décrire, puisqu’il a quitté ses fonctions les poches extrêmement pleines. « Cette entreprise a été conçue et gérée de façon à enrichir une poignée d’individus de façon indécente, et au détriment de milliers d’employés laissés sur le carreau », nous dit un ex-cadre. (….) La suite et article complet sur Vanity Fair