Quand on entre à la Chimney House de Vipp à Copenhague, il faut vraiment savoir que c’est un hôtel: il pourrait tout aussi bien s’agir d’un plateau de tournage à Hollywood. L’hôtel, tout de verre et d’acier, est construit sur les vestiges d’une ancienne station de pompage.
Des plaids douillets aux fleurs fraîches, en passant par les bocaux de céréales non raffinées, l’intérieur est comme un best of de l’art de vivre à la scandinave. En y regardant de plus près, on remarque que tout porte le discret logo Vipp. Et que, dans la chambre, tout est à vendre.
Le Chimney House est l’un des trois hôtels/showrooms de Vipp, un label de design danois spécialisé dans les cuisines. Avant la pandémie, des citoyens du monde entier venaient ici pour regarder et essayer le mobilier haut de gamme. Car, chez Vipp, la nuitée est remboursée si on s’achète un meuble. Tout en ouvrant le réfrigérateur Vipp pour prendre une bière, le CEO, Kasper Egelund, expose avec enthousiasme comment les hôtels sont devenus les nouveaux showrooms du design. « Je pense que c’est l’avenir », déclare-t-il. Et nous levons notre verre labellisé Vipp.
Nouvelle tendance
Pour les responsables d’inventaire des hôtels qui décorent les chambres avec de beaux objets, cela a toujours été un casse-tête: comment s’assurer que ces objets ne soient pas barbotés par les clients indélicats? Les nouveaux hôtels vitrine ont trouvé une solution: tout est à vendre. Rares au départ, ces hôtels se sont multipliés au cours de ces cinq dernières années.
« C’est la version ultra haut de gamme des pièces qu’Ikea aménage dans ses magasins. »
On en trouve de toutes natures: des trois impressionnants hôtels Muji en Chine et au Japon, dont le premier a ouvert ses portes en 2018, aux minuscules hôtels une chambre. Les hôtels vitrine sont une nouvelle tendance et, s’ils tournent au ralenti à cause de la crise sanitaire, comme tous les secteurs qui dépendent du tourisme, ils sont là pour rester.
« C’est la version ultra haut de gamme des pièces qu’Ikea aménage dans ses magasins« , explique Antonia Ward, observatrice de tendances pour le bureau Stylus. « Mais ici, le client n’est pas conduit à la caisse, comme au supermarché. Et les propriétaires de ces hôtels n’essaient pas de lui fourguer un maximum de sacs. Cela peut sembler illogique, mais les hôtels vitrine n’ont pas la vente pour vocation première. »
Cependant, ce nouveau style d’hôtel est un moyen de mettre les clients en contact avec une marque. À la Chimney House, Egelund me met au défi de trouver une brochure Vipp. Je finirai par la découvrir sur une étagère, à côté d’une vingtaine de volumineux ouvrages sur l’art. Le Danois affirme que ce serait une insulte s’ils essayaient de vendre les produits du label par tous les moyens possibles. Il faut dire que passer la nuit dans cet hôtel coûte au moins 1.000 euros.Vue en plein écran
Shopping sur Instagram
Les hôtels vitrine témoignent d’un développement du marketing. Il fut un temps où seuls les privilégiés avaient l’idée de demander combien coûtait ce beau vase sur la table basse du lobby. Ces dix dernières années, on s’est habitué à un monde dans lequel on peut cliquer sur tout et où tout est à vendre.
Sur Instagram, designers, célébrités et influenceurs publient une foule de photos/stories de leur intérieur, rempli de marques qui y exposent leurs produits, souvent avec un lien direct vers le e-shop.
« Internet nous a amenés à penser que nous pouvons trouver tout ce que nous voulons », explique Cate Trotter, une observatrice de tendances spécialisée dans le commerce de détail. « Si vous voyez quelque chose qui vous plaît, vous devez pouvoir l’acheter, immédiatement. On the spot. »
« Sur mon compte Instagram, je vends la chemise que je porte et les lunettes qui sont déposées sur ma table. »
Alex Eagle incarne mieux que personne la manière dont nous avons évolué vers un monde où tout, physiquement et en ligne, est identifiable et achetable. Elle vend tout ce qui relève du luxe et du lifestyle dans sa première boutique éponyme de Londres, qu’elle a aménagé comme un appartement, et il n’est pas rare qu’elle y place des objets qui se trouvent dans son appartement, et vice versa.
Elle estime que la distinction entre espaces commerciaux et non commerciaux s’estompe. « Sur mon compte Instagram, je vends la chemise que je porte et les lunettes qui sont déposées sur ma table », explique-t-elle.
Elle est en train de rénover l’Oakley Court, un hôtel de plus de cent chambres à Windsor, dans l’ouest de Londres. L’année prochaine, quand la rénovation sera achevée, les clients pourront acheter tout ce que propose Eagle: verrerie, tissus, linge de maison, œuvres d’art uniques et mobilier vintage: bref, tout ce qui s’y trouve. Ne craint-elle pas le travail qu’impliquent le réaménagement et le remaniement constants? « Nous avons fait cela toute notre vie, non? »
L’influence de Airbnb
Quand on passe la porte d’un de ces hôtels, on sait directement où l’on met les pieds: la classique boutique de cadeaux a fait place à une combinaison plus ambitieuse de boutiques et d’espaces de détente. Comme Yowie, le label de Shannon Maldonado. Start-up dans l’e-commerce spécialisée dans les céramiques, le label est devenu un hôtel-espace de co-working doublé d’une boutique et d’une cuisine d’essai. Maldonado a clôturé sa première collecte de fonds avec succès.
« Airbnb a ouvert la voie », précise-t-elle. Elle ajoute que, dans l’intervalle, les voyageurs se sont familiarisés avec ce que le monde hôtelier appelle le « service invisible », soit un service sans personnel à l’enregistrement ni fioritures – pourtant considéré comme un signe de qualité dans les hôtels traditionnels.
Cette tendance a ouvert le marché de l’hôtellerie aux designers, qui apportent aux chambres une touche luxueuse sans que l’hôtel ne soit obligé d’investir dans du personnel. Selon Maldonado, ce modèle deviendra encore plus populaire dès que les gens se remettront à voyager après la pandémie, car il apporte un sentiment de sécurité. Et de facilité. « Je n’ai qu’à taper un code, me laver les mains et je suis dans ma chambre! », explique-t-elle. Easy as A, B, C.
Hôtel avec catalogue
Même si l’hôtel Yowie n’ouvre pas ses portes avant 2021, Maldonado sait déjà ce qu’elle mettra en vente dans les six ou huit chambres: du linge, des œuvres d’art, des objets de décoration et même la peinture des murs, car les accents jaune pâle font partie de l’identité visuelle de son label. Elle prévoit de limiter les articles à vendre à 50-70% de ce qui se trouve dans la chambre, pour éviter de donner à la clientèle l’impression de « figurer dans un spot publicitaire ».
« Comme je le dis toujours aux clients en plaisantant: Nous voulons vous faire acheter sans que vous ne vous en rendiez compte. »
Cela fait référence à une scène du film « Fight Club« , où l’on voit le héros, Brad Pitt, dans un appartement où est projeté le prix de toutes les choses qui s’y trouvent, comme dans un catalogue. Avec cette scène, le réalisateur a voulu montrer comment cette insatiable soif de consommation perturbe notre perception du monde.
Maldonado espère bien que le Yowie ne donnera pas cette impression. « Vous entrez et vous êtes bien. Et puis, vous vous dites: ‘Eh, cette tasse me plaît!’ », déclare-t-elle pour exposer l’approche de vente douce de son label. « Comme je le dis toujours aux clients en plaisantant: Nous voulons vous faire acheter sans que vous ne vous en rendiez compte. »
Traitement Vipp
De retour à Copenhague. Kasper Egelund nettoie nos lunettes Vipp et explique comment le succès des hôtels Vipp l’a amené à redécorer le showroom du label pour qu’il ressemble à une maison. Il m’invite à passer quand je serai dans le coin. « Avez-vous quelque chose de Vipp chez vous? », demande-t-il. Hélas, non, pas encore…
Dans ma chambre d’hôtel, je ne vois pas d’étiquettes, mais je connais déjà le prix de tout ce qui s’y trouve: une brosse à vaisselle Vipp à environ 50 euros, un distributeur de savon avoisinant les 100 euros. Et, un instant, je m’imagine dans cette fameuse – et clairvoyante – scène de « Fight Club ».